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Népal : la traite des êtres humains, un commerce en plein essor

Global Slavery Index, 2016 (Walk Free Foundation) – plus de 18 millions en Inde, plus de 2 millions au Pakistan, 1,5 million au Bangladesh et près de 3,4 millions en Chine selon le rapport. ONUDC : Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime.

Depuis la fin du XIXème siècle, l’esclavage a été progressivement aboli dans la plupart des pays. Toutefois, on estime aujourd’hui à 45 millions* le nombre de victimes de la traite des êtres humains dont les deux tiers en Asie-Pacifique, le plus gros vivier de l’esclavage moderne en 2016. Un chiffre en croissance de 2,5 millions par an**, qui fait de ce trafic criminel le plus rentable derrière celui des armes et de la drogue.
Comment combattre ce fléau des temps modernes qui a fait plus de victimes en 5 ans que la traite des esclaves n’en a fait en deux siècles ? Stéphanie Selle est co-directrice de l’ONG Planète Enfants & Développement ; elle décrypte ce phénomène aux multiples visages et propose des pistes pour l’éradiquer à la lumière de son expérience depuis 20 ans au Népal.
 

UNE EXPLOITATION INVISIBLE PROTÉIFORME ET MONDIALE

Les formes d’exploitation des personnes sont multiples. Certaines sont plus connues que d’autres mais elles ont toutes un point commun : leurs victimes sont invisibles.

L’exploitation sexuelle est la plus répandue ; elle englobe la prostitution bien sûr mais aussi la pornographie et la cyberpornographie dont sont en général victimes de jeunes enfants. L’esclavage moderne, c’est-à-dire le travail forcé et la servitude domestique, vient ensuite. Mais il existe aussi des formes moins connues comme la mendicité ou le vol forcés, l’enrôlement des enfants dans des conflits armés ou encore le trafic de bébés à des fins d’adoption internationale illégale.

Pour une information exhaustive sur la traite aujourd’hui : Les nouveaux visages de l’esclavage par Louis Guinamard, Tancrède Rivière et Geneviève Colas, soutenu par le collectif « Ensemble contre la traite des êtres humains », éditions de l’Atelier, 13 €.
 

DES RESSORTS IDENTIQUES PARTOUT

La traite des êtres humains est un commerce. Le distributeur ou trafiquant, exerce une activité extrêmement lucrative puisqu’une personne peut être vendue plusieurs fois sur plusieurs années… alors qu’il ne coûte en moyenne à l’achat que 90 dollars (Source : « The Global Slavery Index in Fountain Ink, February 2016 ») !

L’ONUDC estime que l’argent de la traite croît plus vite que toutes les autres sources mafieuses de revenus, comme le trafic d’armes ou de drogues. Il a atteint plus de 35 milliards de dollars par an. Le phénomène est mondial, aucun pays n’est épargné. Lorsque la traite est extra-régionale, les victimes se retrouvent la plupart dans du temps dans les zones les plus riches du globe : Moyen-Orient, Europe de l’Ouest et Amérique du Nord. Mais n’oublions pas que la traite est très majoritairement nationale ou régionale.

Il existe bien entendu un nombre infini de situations mais les ressorts sont partout identiques. Une personne en situation de grande pauvreté ne possède qu’une seule richesse, elle-même. Lors de la transaction, fondée sur la force, le mensonge ou les fausses promesses d’eldorado, la victime croit vendre sa seule force de travail ou accepter une promesse de mariage alors que son « employeur » achète sa personne elle-même.
Les enfants, lorsqu’ils sont isolés de leur famille ou peu protégés, les personnes déplacées, migrantes et réfugiées sont des proies faciles. A ce titre, Internet est un outil puissant pour fluidifier le marché et l’organisation des trafiquants.
 

LE NÉPAL, UN PAYS VULNÉRABLE AUX TRAFICS

Au Népal, où Planète Enfants & Développement travaille depuis plus de 20 ans, la traite des êtres humains est un phénomène massif et pluriel. Dans ce petit pays coincé entre la Chine et l’Inde convergent toutes les causes favorisant la traite à l’instar de nombre de pays en Asie : extrême pauvreté (1 personne sur 4 vit sous le seuil de pauvreté), lourds déficits dans l’éducation (la moitié des adultes y est encore analphabète) et traditions culturelles discriminantes envers les femmes qui sont encore largement considérées comme des êtres inférieurs, voire comme des biens. Et puis, une menace de déplacements massifs due au réchauffement climatique qui fait fondre les glaces de l’Himalaya, provoquant des inondations dévastatrices. Sans parler des séismes…

On estime à environ 15 000 par an le nombre d’enfants trafiqués vers l’Inde pour la prostitution, à 20 000 les jeunes filles exploitées sexuellement à Katmandou et à plus de 300 000 le nombre de jeunes filles et femmes émigrant pour occuper des emplois de domestiques, la plupart du temps dans des conditions d’esclavage. Certaines régions sont aussi infestées par le recrutement d’enfants qui sont envoyés dans des cirques en Inde où ils sont corvéables à merci, violés et en danger de mort. Ici le trafic est essentiellement le fait d’individus qui y voient une source de revenu facile et convainquent des familles de les laisser emmener leurs enfants vers une soi-disant opportunité de travail ou de mariage.
 

METTRE FIN À LA TRAITE DES ÊTRES HUMAINS

Eradiquer la traite des êtres humains alors qu’elle est la conséquence de tant de drames contemporains peut sembler une utopie. Mais comme toutes les utopies, elle est éminemment nécessaire au progrès de notre monde. Traquer ce phénomène, le refuser systématiquement relève de la volonté politique et de l’implication de tous. En ce sens, les Etats ont une responsabilité décisive pour améliorer le cadre législatif et mettre en place des plans d’actions pour prévenir, identifier et assister les victimes aussi bien que pour punir les contrevenants.

L’association quant à elle travaille essentiellement sur le terrain. Notre action a pour but de prévenir la traite en agissant sur les causes de vulnérabilité des personnes – ignorance, discrimination de genre, manque d’éducation, pauvreté, violences familiales, émigrations mal préparées – et d’assister les personnes en danger et les victimes.
Nous travaillons avec les autorités népalaises pour que les lois et leur application soient améliorées mais aussi avec la société civile, les communautés et même les familles, car tous ont la volonté d’éviter l’exploitation de leurs enfants. Nous mettons par exemple en place des mécanismes de protection communautaire pour aider les familles à exercer leur rôle protecteur. C’est un travail de fourmi, qui porte ses fruits.

Conduites exclusivement par des équipes népalaises, ces activités s’adressent en priorité aux victimes et aux populations identifiées comme les plus vulnérables : les femmes et les enfants dans des villages où sévissent des trafiquants, les enfants en danger et les jeunes filles victimes d’exploitation sexuelle en zone urbaine et les très nombreux candidats à l’émigration (10% de la population népalaise travaille à l’étranger).

Nos actions ont mobilisé des milliers d’acteurs publics ou privés ces 20 dernières années et ce sont plus de 35 000 personnes par an qui bénéficient de nos services ; plus de 3 millions de personnes au Népal ont été informées sur la traite, 11 500 femmes ont été alphabétisées, 15 000 candidats à l’émigration ont été informés pour prévenir les risques d’exploitation, 300 adolescentes et jeunes filles ayant été victimes de traite ont été accueillies dans des centres de réinsertion…

Si elle peut paraître dérisoire face à l’ampleur des chiffres, cette action au plus près des familles et des personnes vulnérables est un complément indispensable à une mobilisation générale des pouvoirs publics. Partout dans le monde, des communautés villageoises, des régions et des Etats commencent à s’organiser pour combattre l’exploitation de leurs femmes et de leurs enfants. Ils ont la volonté de combattre ce fléau et nous devons les accompagner.

Le combat contre la traite des êtres humains doit être universel et quotidien. Il coûte de l’argent et des moyens doivent être dégagés. Mais il est aussi primordial que tous les acteurs, pouvoirs publics, entreprises, associations, individus, l’intègrent dans leur champ de préoccupations pour lutter contre l’invisibilité. Nul, en tout cas, ne peut ignorer ce drame contemporain.
 

RESCAPÉE DES BORDELS INDIENS

Giri (nom modifié) a 30 ans. Elle dirige à Katmandou une organisation népalaise de lutte contre le trafic d’êtres humains.

Quand j’avais 5 ans, raconte-t-elle, nous sommes partis avec ma famille en Inde. Nous vivions tranquillement jusqu’au jour de mes 14 ans. Un jour où j’étais seule chez moi, un homme est arrivé, a déclaré qu’il avait payé pour moi et m’a violée.

Nous nous sommes échappés avec mes parents. J’ai réalisé au bout de quelque temps que j’étais enceinte et j’ai donné naissance à un fils. Puis, un fermier népalais qui nous accompagnait dans notre périple m’a droguée et m’a vendue à un bordel. Ils m’ont contrainte à me prostituer et m’ont pris mon bébé.

Un jour, la police a conduit une importante opération de « nettoyage » et a libéré 500 jeunes filles mineures des bordels de Bombay. De retour au Népal, nous étions 15 filles de 16 ans à avoir été dans le même bordel et nous avons décidé de créer ensemble notre organisation de lutte contre la traite et la prostitution. Depuis, 5 sont mortes du SIDA mais nous sommes encore 8 à travailler pour cette organisation.
 

SITA (nom modifié), ACROBATE PUIS PROSTITUÉE

Ma famille était si pauvre que nous n’avions pas assez à manger. Un jour, quelqu’un est venu avec des promesses d’argent, de nourriture et de vêtements en échange d’un « emploi » dans un cirque pour les filles de la famille. J’avais 12 ans, ma sœur 7, ma nièce 5. Mes parents n’ont jamais touché l’argent.

Il fallait se former aux acrobaties mais nous avions faim et pas d’habits décents. Le plus dur, c’était la peur de tomber. Le patron me demandait des massages et je devais le caresser. Après 3 ans, le cirque a voyagé au Népal et nous avons été sauvées par une ONG. Les gens du village nous ont rejetées. Je devais travailler. J’ai suivi une amie dans une ville à la frontière pour aller travailler dans un atelier de couture. Un bordel en fait, où je suis restée 2 ans, sans toucher d’argent, jusqu’à ce que je rencontre une association qui me vienne en aide.
 

DES CREVETTES ÉPLUCHÉES PAR DES ESCLAVES

Le prix Pulitzer « service public », le plus convoité, a été attribué en 2016 à l’agence de presse américaine Associated Press pour une enquête en Asie sur les conditions de travail de pêcheurs birmans réduits à l’esclavage et dont les crevettes alimentaient le marché américain. L’enquête a conduit à la libération de 2 000 esclaves et à de nombreuses arrestations. (Voir le reportage d’Associated Press : « Global supermarkets selling shrimp peeled by slaves » in « Seefood from slaves » series)
 

LA TRAITE DES ÊTRES HUMAINS, DÉFINITION

Signé par 171 pays, dont la France, c’est le protocole de Palerme, écrit en 2000 par l’ONU, qui fait référence en la matière. Il définit ainsi la traite : « L’expression « traite des personnes » désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes. » En d’autres termes, c’est la conjugaison d’un but (l’exploitation des personnes), d’un moyen (la contrainte, la tromperie…) et d’une action (le recrutement, le transport, l’hébergement…).
 

Stéphanie Selle

Directrice générale en charge du développement des ressources, de la communication et du plaidoyer (DDCP) de Planète Enfants & Développement, Stéphanie Selle est passionnée par les rapports Nord-Sud. Son parcours mixte en entreprise à des postes de marketing puis dans le monde associatif lui a permis de servir des causes humanitaires au Vietnam, au Sénégal (2000, 2001 et 2002) et en Guinée où elle fut chef de mission pour une association d’aide d’urgencede 2002 à 2004. Avant de reprendre la direction de l’association Planète Enfants en 2008, elle en a été le chef de mission à Katmandou à partir de 2005. Diplômée de Sciences Po Paris (1989), elle a toujours été une grande voyageuse (Argentine, Chili, Pérou, Bolivie…).