Isabelle Steyer est avocate. Fondatrice de l’antenne des mineurs du Barreau de Paris, qui existe depuis 30 ans, elle est témoin de l’évolution de la représentation et de l’accompagnement des mineurs victimes de traite en justice.
Nicolas Bezin : Quelle est la nature de votre collaboration avec la Voix de l’Enfant depuis 25 ans?
Isabelle Steyer : L’association oriente vers moi des mineurs présumés victimes de traite car je connais les spécificités de ces situations. Je suis donc en capacité de m’adapter à celles-ci et de les défendre de façon pertinente devant la justice.
N. B. : Quelles sont les situations majoritaires des mineurs que vous défendez ?
I. S. : Ce sont essentiellement des victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle. Elles proviennent du Nigéria ou d’Amérique du sud. Les filles sont plus représentées mais je défends aussi des hommes ou des transsexuels.
N. B. : Quel est la problématique principale à laquelle vous faites face pour défendre ces personnes ?
I. S. : Suite au vécu traumatisant, aux maltraitances et à l’emprise subie, ces personnes n’ont plus confiance en personne. Je suis la énième personne à leur dire que je suis là pour les défendre, pour intervenir dans le cadre de leur intérêt. Je dois pourtant gagner leur confiance si je souhaite qu’elles s’expriment et me livrent leur récit de vie, qui sera la base de la défense lors du procès. Bien sûr, ce travail ne peut se faire que pour les victimes qui sont protégées et qui vivent dans un cadre sécurisant. Quand ce n’est pas le cas, j’oriente les personnes vers la Voix de l’Enfant afin qu’elles soient prises en charge d’un point de vue social, sanitaire, psychologique ou juridique.
Suite au vécu traumatisant, aux maltraitances et à l’emprise subie, ces personnes n’ont plus confiance en personne. Je suis la énième personne à leur dire que je suis là pour les défendre, pour intervenir dans le cadre de leur intérêt.
N. B. : Comment faites-vous pour gagner la confiance des personnes que vous défendez ?
I. S. : C’est assez paradoxal pour une avocate, mais je commence par parler de moi. J’explique mon parcours, ma motivation initiale pour devenir avocate. Elle provient de mon enfance. Ma mère et ma grand-mère avaient un magasin de dessous féminins en province. Lorsque les femmes venaient et se déshabillaient pour essayer les produits, je voyais chez certaines les marques des violences qu’elles subissaient et je les entendais témoigner de ce qu’elles vivaient. J’ai pris conscience toute petite de cette réalité. Mais à l’époque, on ne parlait pas de ces maltraitances. C’est comme cela que j’ai choisi de m’engager dans la défense de ces personnes. Cette histoire personnelle parle aux victimes que je reçois et les conforte dans la confiance qu’elles peuvent avoir dans mon engagement auprès d’elles. J’évoque également les cas de traite que j’ai défendu, pour leur montrer que je connais ces situations, que je peux les comprendre et les défendre devant la justice, dans leur intérêt. Enfin, je leur explique que je ne suis pas là pour juger mais pour les accompagner.
N. B. : Est-ce difficile pour une avocate de se dévoiler ainsi auprès des personnes qu’elle défend ?
I. S. : Cette posture de proximité est parfois difficile à tenir car elle ouvre la porte à toutes sortes d’attentes de la part des victimes. Celles-ci méconnaissent le périmètre d’intervention d’une avocate. Ayant en face d’elles une personne de confiance, elles peuvent avoir envie qu’elle les sorte de toutes les situations difficiles qu’elles rencontrent. Et ce n’est pas toujours de mon ressort. C’est le risque d’une telle posture. Mais elle est indispensable pour gagner la confiance de la personne. Quand cela est nécessaire, je la réoriente vers les associations ou l’administrateur ad hoc pour répondre aux besoins qui sortent de mon champ d’intervention.
N. B. : Quel est le premier rôle que vous jouez auprès des victimes quand vous les accueillez ?
I. S. : La première rencontre avec les victimes se fait généralement en amont ou au moment du dépôt de plainte. Mon premier rôle est alors de les aider à le préparer car elles n’ont pas conscience des éléments attendus par la police pour qualifier correctement l’infraction qu’elles ont subie. Il est donc nécessaire d’orienter la plainte pour qu’elle intègre les critères qui vont être utiles aux enquêteurs. Pour cela, les victimes doivent me livrer leur récit de vie. C’est ainsi que l’on prend conscience de l’emprise, de la réalité de la traite et des violences subies. De ce récit émerge également les causes et les raisons de l’exploitation dans laquelle elles sont tombées.
Il est donc nécessaire d’orienter la plainte pour qu’elle intègre les critères qui vont être utiles aux enquêteurs. Pour cela, les victimes doivent me livrer leur récit de vie.
N. B. : Quels sont en général les éléments qui conduisent les victimes à l’exploitation ?
I. S. : Elles sont souvent financières ou résident dans les fausses promesses de carrière que les exploiteurs leur ont fait miroiter avant de les contraindre à se prostituer. Mais dans la majorité des cas, les situations de traite prennent racine sur des terrains particulièrement vulnérables dès l’enfance : maltraitance infantile, déficits familiaux, misère sociale… C’est pourquoi il est difficile de se sortir de ces situations et que les rechutes sont fréquentes.
Mais dans la majorité des cas, les situations de traite prennent racine sur des terrains particulièrement vulnérables dès l’enfance : maltraitance infantile, déficits familiaux, misère sociale… C’est pourquoi il est difficile de se sortir de ces situations et que les rechutes sont fréquentes.
N. B. : Que faites-vous pour préserver les personnes de ces risques de ré-exploitation et les inviter à aller au bout de la procédure judiciaire ?
I. S. : L’enjeu est de ne pas les perdre. On entre alors dans un rôle multiple et très singulier d’avocat, de psychologue et de conseiller… Pour prévenir les risques de rechutes, il faut connaitre leur histoire, les raisons qui les ont conduit à la traite. C’est comme cela que j’essaie de les encourager à aller au bout de la procédure et à se maintenir sur le chemin de la sortie d’exploitation. Pour ces victimes, j’inverse les méthodes habituelles qui consistent à attendre la convocation du juge pour être auditionné. Au contraire, je sollicite le juge dès que la victime exprime le désir de parler afin qu’elle soit entendue rapidement. Il ne faut pas manquer ces moments charnières qui sont déterminants dans le déroulement du procès.
On entre alors dans un rôle multiple et très singulier d’avocat, de psychologue et de conseiller… Pour prévenir les risques de rechutes, il faut connaitre leur histoire, les raisons qui les ont conduits à la traite.
N. B. : Quelle est la principale difficulté que vous rencontrez dans le cadre de l’audition des victimes ?
I. S. : Les situations d’exploitation sexuelle génèrent beaucoup de honte chez les victimes. Elles sont souvent réticentes à libérer leur parole par crainte du regard jugeant ou intrusif que les magistrats ou l’audience pourraient porter sur elles. Pourtant, leur récit est un élément central de la défense. C’est pourquoi je les encourage à parler de leur histoire, de leur situation d’origine qui les a conduit à l’exploitation, du rôle des fausses promesses, des violences, des menaces et de l’emprise des exploiteurs… Les mécanismes de la traite et de l’exploitation sexuelle sont encore trop méconnus. Il est nécessaire de les expliquer pour sensibiliser les magistrats aux vulnérabilités de la victime et à la réalité de l’emprise et des violences qu’elles subissent.
Les situations d’exploitation sexuelle génèrent beaucoup de honte chez les victimes. Elles sont souvent réticentes à libérer leur parole par crainte du regard jugeant ou intrusif que les magistrats ou l’audience pourraient porter sur elles. Pourtant, leur récit est un élément central de la défense.
N. B. : Y-a-t-il d’autres spécificités liées à la défense des victimes de traite ?
I. S. : Oui. La confrontation avec les auteurs lors des procès est très souvent traumatisante pour les victimes. Elle ravive l’emprise et les maltraitances subies chez la personne. C’est pourquoi j’évite au maximum les confrontations avec les exploiteurs. J’ai parfois demandé, sans jamais l’obtenir, que la victime soit entendue dans une pièce différente de celle où se trouve le ou les accusé(s). Mais le confinement a ouvert des portes à ce niveau. On peut désormais imaginer de réaliser l’audition de la victime en visio, ou de la filmer en amont et d’apporter à l’audience le film enregistré. Ces solutions sont encore trop rarement acceptées, mais elles commencent à émerger.
La confrontation avec les auteurs lors des procès est très souvent traumatisante pour les victimes. Elle ravive l’emprise et les maltraitances subies chez la personne. C’est pourquoi j’évite au maximum les confrontations avec les exploiteurs.
N. B. : Que pensez-vous aujourd’hui de la prise en compte des mineurs victimes de traite par la justice française ?
I. S. : Je trouve que les victimes ne sont pas encore considérées à la hauteur du préjudice subi et du danger qu’elles encourent. Les situations d’exploitation sont trop souvent relativisées par méconnaissance des réalités de la traite et de l’emprise des exploiteurs.
N. B. : Quelles évolutions de la justice permettraient de résoudre une partie de ce problème ?
I. S. : Je pense que cela passe par une prise de conscience des magistrats. C’est pourquoi il est primordial de les former aux mécanismes de la traite et de les sensibiliser aux situations des victimes.