Par une décision du 8 septembre 2020, la Cour d'Appel de Paris entérine la position de principe prise par la Cour de Cassation dans son arrêt rendu le 3 avril 2019, à l’issu d’une longue procédure judiciaire. Cette dernière concernait une jeune marocaine, victime de servitude domestique à l'âge de 12 ans, durant 7 années. Il s’agit alors de déterminer si cette personne peut ou non bénéficier de l’indemnisation du préjudice économique qu’elle a subi lors de sa période d’exploitation par le travail.
Les faits à l’origine de l’arrêt
Une jeune fille confiée à un couple tiers via une Kafala
A 11 ans, Mme B. fait l’objet d’une kafala. Il s’agit d’une forme d’adoption dans le droit musulman, qui ne prévoit pas le changement d’état civil. A l’époque, la mère biologique de Mme B. éprouve des difficultés à assurer l’éducation de sa fille. En la confiant à une famille d’accueil, elle souhaite que celle-ci veille à son éducation, ses besoins, et sa santé, comme elle le ferait pour sa propre fille.
De l’adoption à l’exploitation
Seulement, en 1994, la famille d’accueil amène Mme B. en France de façon illégale. Elle a alors 12 ans et n‘a aucune identité ni droit dans ce nouveau pays.
Pendant 7 ans, elle sera la domestique de sa famille d’accueil , s’occupant de la cuisine, du ménage, et des enfants, sans être scolarisée ni bénéficier de suivi médical.
Elle dort soit dans une pièce non chauffée, soit sur un matelas posé au sol dans la buanderie. Elle est interdite d’accès aux produits d’hygiène et à la salle de bain et fait l’objet d’insultes et de violence physique.
Le début d’une longue procédure judiciaire
7 ans après son arrivée en France, elle s’enfuit du domicile de sa famille d’accueil et se rend au commissariat pour faire état de sa situation. Commence alors un long processus judiciaire.
Dans un premier temps, la justice classe ce dossier sans suite, faute de preuve.
Accompagnée par le CCEM, Mme B. demande alors une instruction et de nouveaux actes d’enquête : l’interrogation des instituteurs qui auraient pu remarquer Mme B venant chercher l’enfant à l’école, des voisins qui auraient pu remarquer des signes d’exploitation, des caissières de supermarchés voisins, etc.
En parallèle, la victime est invitée à détailler son récit afin que les enquêteurs puissent y trouver des pistes à explorer pour trouver des preuves d’exploitation.
Une première reconnaissance de la justice
En 2004, une instruction est déclenchée par la victime.
Une enquête approfondie est alors menée. De nombreux témoignages (voisins, caissières, instituteurs…) accréditent le récit de Mme B. On remarque alors l’absence de rémunération pour son travail.
En 2009, le tribunal correctionnel de Versailles relaxe pourtant les auteurs alors qu’ils sont poursuivis pour « soumission d’une personne vulnérable à une absence de rémunération », « aide au séjour irrégulier » et « travail dissimulé ».
Suite à l’appel de la partie civile et du ministère public, la cour d’appel de Versailles condamne les auteurs pour certaines infractions : « soumission d’une personne vulnérable à une absence de rémunération » et « aide au séjour irrégulier ».
Cependant, le travail dissimulé n’est pas retenu, faute de déclaration. Mme B. obtient une indemnisation de 10000 € à titre de dommage et intérêt pour le préjudice moral.
La demande d’indemnisation du préjudice économique
Afin d’obtenir l’indemnisation du préjudice économique, correspondant à sa période d’exploitation sans rémunération, la victime lance une procédure devant les prud’hommes à Versailles.
Sa demande est rejetée dans un premier temps car considérée par les premiers juges comme irrecevable puis dans un second temps, les juges d’appel relèvent quant à eux qu’il n’existe aucune preuve d’un contrat de travail relatif à sa période d’exploitation et ce malgré la condamnation pénale pour absence de rémunération du travail fourni.
Le pourvoi en cassation fut donc l’ultime recours de cette longue procédure judiciaire. L’arrêt qui en découle ne se prononce pas sur l’existence ou non d’un contrat de travail, mais ouvre la porte d’une indemnisation totale du préjudice moral et économique de la victime d’exploitation par le travail.
Le dossier vient de connaître son épilogue devant la Cour d’appel de Paris qui, par une décision du 8 septembre 2020, a, bien entendu, entériné la position de principe pris par la Cour de cassation et a alloué à Mme B. la somme de 280 000 euros en indemnisation de son préjudice économique.
Exploitation par le travail : des procédures judiciaires complexes pour obtenir « réparation »
Cette décision de la Cour de cassation met en lumière les difficultés judiciaires rencontrées par les victimes d’exploitation par le travail pour obtenir l’indemnisation intégrale de leur préjudice.
La multiplication des procédures
En France, dans le cadre de l’exploitation par le travail, si la victime veut obtenir une indemnisation totale de son préjudice tant dans son volet moral et qu’économique, elle se doit de multiplier les procédures.
En effet, la justice pénale (tribunal correctionnel) aura essentiellement pour but de punir les auteurs
En revanche, si la victime souhaite obtenir l’indemnisation du travail fourni dans le cadre de son exploitation elle sera renvoyée devant les prud’hommes.
C’est donc à la justice civile d’évaluer et d’indemniser le préjudice économique de l’exploitation par le travail, la justice pénale se prétendant incompétente pour se faire.
L’absence de preuve du travail, un motif de rejet pour la justice civile
Au-delà de la multiplication des procédures, qui reste complexe pour une victime bien accompagnée, et quasi impossible à mener pour une victime isolée, devant les prud’hommes, l’absence de preuve du travail est préjudiciable, voire rédhibitoire pour obtenir réparation. Pour autant, les victimes d’exploitation par le travail ont rarement, avant le résultat de l’enquête pénale, la preuve du travail fourni.
Des délais de prescriptions inadaptés à la situation des victimes
De plus, les délais de prescription sont très courts en droit du travail (3 ans pour les rappels de salaires et 2 ans pour contester l’exécution et la rupture du contrat de travail). Dans le cadre d’une exploitation par le travail dans toutes ses formes, il n’est pas rare que ce délai soit rédhibitoire car les victimes ne connaissent pas leurs droits, ni les possibilités judiciaires qui s’offrent à elles.
Le risque d’une démarche prud’hommale
Enfin, lorsque les prud’hommes sont saisis, l’adversaire est obligatoirement informé de la procédure. Il a alors toute latitude pour faire disparaitre les preuves relatives à l’exploitation si l’enquête pénale ne les a pas d’ores et déjà réunies.
Devant ces difficultés procédurales, dans de nombreux cas, les victimes font l’impasse sur la démarche prud’hommale, et tirent un trait sur l’indemnisation du préjudice économique subi.
Pourtant, celle-ci est souvent essentielle en vue de leur reconstruction et réhabilitation.
En effet, au-delà des atteintes morales et parfois physiques, qui sont généralement reconnues par la justice et indemnisées, l’indemnisation du préjudice économique replace la période d’exploitation de la victime dans un statut de « salarié » et reconnait la valeur du travail fourni.
Pour la victime, c’est également une reconnaissance de ses droits en tant qu’employée. Obtenir réparation sur cette période d’exploitation a un sens profond pour la personne, qui peut ainsi reconsidérer celle-ci et plus facilement se réinvestir dans un projet d’insertion social plus global.
Les portes ouvertes par l’arrêt de la cour de cassation
L’arrêt de la Cour de cassation du 3 avril 2019, confirmé par la décision récente de la Cour d’appel de Paris en septembre 2020, est donc la fin de la procédure prud’homale de Mme B. après plus de 19 ans.
Il précise essentiellement que "la victime d'une situation de travail forcé ou d'un état de servitude a droit à la réparation intégrale du préjudice tant moral qu'économique ".
Un arrêt justifié par le droit international
Pour justifier sa décision, la Cour de cassation fait appel au droit et aux obligations internationales que doit respecter la justice française, et non au droit français, qui, à l’époque des faits pour Mme B, étaient très incomplets en matière de pénalisation de la traite et de l’exploitation par le travail. Les hauts magistrats analysent ainsi la situation de Mme B. au regard du droit international.
Une juridiction civile qualifiant les faits de façon autonome, différemment de la justice pénale
Sur la base du droit international la chambre sociale de la Cour de cassation utilise les termes de « travail forcé » et de « servitude », ce que n’avait pas fait la juridiction pénale dans le cas de Mme B., ces infractions à l’époque des faits n’existant pas en droit interne.
La Cour de cassation vient donc donner aux faits subis par Mme B. leur véritable qualification juridique et ce en rappelant les obligations internationales de la France en la matière.
L’indemnisation du préjudice économique évalué par la justice pénale ?
Cet arrêt rédigé de manière très générale en posant le principe de l’indemnisation intégrale du préjudice subi pour les victimes de travail forcé et de servitude domestique sans autre condition, ouvre une question : pourra- t-il être utilisé pour réclamer l’indemnisation totale du préjudice, moral et économique devant le tribunal correctionnel ? Si à ce jour, il n’y a pas de réponse à cette question, cette perspective permettrait d’espérer obtenir une indemnisation intégrale du préjudice subi devant les juridictions correctionnelles. Il y aurait forcément des manques en termes de droit du travail (absence de remise des fiches de paie, de paiement des charges sociales, etc.) mais ce permettrait une simplification notoire des procédures pour les victimes d’exploitation par le travail, surtout dans le cas où les délais de prescription en matière de droit du travail sont dépassés.
Pour l’instant, ces conclusions sont une interprétation de l’arrêt, qui demande à être vérifiée dans son application. La réponse sera apportée par les tribunaux au fur et à mesure des affaires.
Pour en savoir plus : télécharger la revue Dalloz du droit du travail
Accéder à l’arrêt de la cour de cassation
Le Comité Contre l’Esclavage Moderne- CCEM
Depuis 1994, le CCEM dénonce toutes les formes d’esclavage contemporain partout dans le monde. Il assure un accompagnement social et juridique des victimes de travail esclave, et de traite à des fins économiques. Fort de cette expertise, le CCEM forme et sensibilise les professionnels et le grand public et participe aux instances nationales et européennes pour améliorer les pratiques et la mise en application des lois et des politiques contre la traite. En 25 ans, le CCEM a accompagné plus de 850 victimes au niveau national.
Le CCEM est membre du Collectif "Ensemble contre la Traite des êtres humains".
Article rédigé en collaboration avec Annabel Canzian, coordinatrice du pôle juridique au CCEM.